Un regard en arrière depuis le futur

Dans la vision d’avenir du futurologue et auteur de best-sellers Joël Luc Cachelin, nous sommes en 2038. Dans son essai fictionnel, Jovanna Wütrich, la première ministre du numérique du canton de Saint-Gall, jette un regard sur le passé lors de son dernier jour de travail. Pour nous, un guide vers un avenir possible.

De Joël Luc Cachelin · 25 novembre 2022

Équipé de jumelles et de chaussures en feutre, le futuriste Joël Luc Cachelin prend la Suisse pour cible au Musée des transports de Lucerne et glisse vers l'avenir. (Photo : Florian Brunner)

En 2033, une réforme du gouvernement a eu lieu dans toute la Suisse. Tous les cantons se sont regroupés pour améliorer ensemble la sécurité de leurs systèmes informatiques, mais aussi pour faire des économies. Plutôt que chaque canton développe sa propre solution, la programmation est désormais commune. De plus, la réforme de l’administration a créé des départements dédiés à la numérisation dans de nombreux cantons. Dans le cas de Saint-Gall, outre les projets informatiques et de Smart City, le développement de l’attractivité y a également été intégré.

Ministre du numérique

Nous rencontrons Jovanna dans un Work & Coffee qui vient d’ouvrir dans le centre-ville de Saint-Gall. Bien sûr, elle aurait pu venir à l’interview par hologramme, mais pour les conversations importantes, même dans la troisième décennie du 21e siècle, la présence physique s’impose. De plus, elle aime travailler dans les cafés. Dans son travail, elle se sent nettement plus libre que dans les années 2020. Les anciens bâtiments administratifs l’auraient rendue triste et peu inspirée. Les environnements de travail de l’administration ont encore longtemps illustré l’ancien travail industriel et manuel sur papier - même si dans les années 2020, cela faisait déjà longtemps que l’on y travaillait dans un cadre collaboratif et en s’appuyant sur l’intelligence artificielle. Les organisations cloud actuelles de l’administration, dans lesquelles les collaborateurs font tout depuis n’importe où, constituent une différence tout aussi marquante par rapport à la décennie précédente que les bureaux de coworking, dans lesquels travaillent des collaborateurs de tous les services. Grâce à l’intégration de médiathèques et de restaurants, ces espaces du canton sont également des lieux de rencontre appréciés de la population. En repensant au passé, le Learning Center de l’Université de Saint-Gall était en fait une sorte de prototype pour l’avenir.

Taxes numériques

Durant son mandat, ce sont toutes les questions relatives aux e-taxes qui ont suscité le plus de réactions. Les innovations et les décisions parlementaires qui y sont liées ont suscité de nombreuses demandes de la part des journalistes et des réactions de colère. Il n’y a rien de surprenant à ce que les gens se préoccupent fortement des questions fiscales, puisque l’administration devient visible dans chaque vie. Elle est fière de ses réalisations. Sur la base des travaux pionniers réalisés à Saint-Gall, il est désormais possible dans chaque canton d’accéder à l’ensemble des documents fiscaux via un login. La prévoyance est également représentée sur cette plateforme, et l’on peut à tout moment simuler sa propre retraite sur les trois piliers. L’accès à tous les comptes bancaires a été ouvert aux habitants dès la fin des années 2020, toujours sur une base volontaire, souligne Jovanna. Des applications simples, telles que l’importation du calendrier de la collecte du papier et du plastique, ont rapidement augmenté le niveau d’acceptation de l’administration numérique.

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Participation numérique

Dans sa rétrospective, Jovanna souligne encore avec grand plaisir les réalisations effectuées en faveur de la participation numérique. La poursuite de la numérisation a permis de resserrer les liens entre la politique, l’administration et les citoyens et de créer de la proximité. L’identité électronique nationale a grandement facilité la vie des personnes actives en ligne, par exemple pour commander un nouveau passeport ou ouvrir des comptes de toutes sortes. Un pas supplémentaire a également été franchi par rapport aux années 2020 en matière de vote électronique. Chaque citoyen.ne peut désormais voter via une application. Dans un premier temps, l’application a remplacé les documents de vote qui étaient encore envoyés par la poste en 2023.

Comme on le sait, d’autres possibilités de vote et d’élection ont ensuite été progressivement intégrées à l’application. Certains cantons définissent même aujourd’hui une partie de leur budget en collaboration avec les citoyen.ne.s. Des études ont démontré que la participation électorale a augmenté depuis que l’on peut aussi décider directement du budget des communes et des cantons.

Cybersécurité

La sécurité est la priorité absolue. Les attaques numériques de ces dernières années ont montré que les cyber-risques sont devenus nettement plus importants et qu’une défense appropriée est impérative - surtout en ce qui concerne les données sensibles, par exemple la santé. Beaucoup de choses n’ont pas dû être réinventées, mais ont pu être adaptées à la Confédération à partir d’expériences pionnières menées à Singapour, en Estonie et à Taiwan. Afin d’optimiser la sécurité, des pirates informatiques rémunérés tentent toute l’année de s’attaquer aux systèmes cantonaux. Chaque élection et chaque vote est examiné afin de repérer tout risque de manipulation. La grande réforme de l’administration fédérale de 2033 a été mise à profit non seulement pour uniformiser les déclarations d’impôts et le système informatique de l’AVS dans tous les cantons, mais aussi pour créer avec succès des centres afin d’avancer dans la numérisation à l’échelle de la Suisse. Cela s’est notamment avéré judicieux parce que les centres de compétences transcantonaux pour l’orientation client, la sécurité des données, la numérisation durable et l’open data étaient des employeurs très appréciés, notamment chez les jeunes étudiants.

Joël Luc Cachelin (1981) est un futuriste suisse. En 2009, il a fondé la Fabrique des savoirs afin d'inspirer les entreprises sur les questions d'avenir, de les accompagner dans leurs recherches et de les conseiller. (Photo : Florian Brunner)

Et la vie hors ligne ?

L’ancien monde analogique ne lui manque pas, dit Jovanna Wütrich. En fait, elle n’a pas disparu. Au contraire, les pandémies de ces dernières années nous ont appris à quel point il est précieux de pouvoir discuter en face à face dans un restaurant ou lors d’une pause café. Grâce aux nouveaux centres de services hors ligne, l’administration est présente dans les centres-villes pour tous ceux qui apprécient le contact direct avec l’administration. Cette double voie a été très utile pour apaiser les craintes de la population face au changement. Mais il faut bien voir que ces centres hors ligne ne sont possibles que grâce à la collaboration entre l’administration, le service public et l’économie. Les coûts des loyers et du personnel sont ainsi partagés. Pour les gens, cela présente l’avantage de pouvoir accéder à tous les services quotidiens - des caisses d’assurance maladie aux successions en passant par les opérations bancaires et postales - au même endroit.

Et maintenant?

Nous demandons à Jovanna quelle direction la numérisation va maintenant prendre. Un thème qui gagnera en importance est par exemple la réalité augmentée dans le tourisme - pour rendre visibles des bâtiments et des lieux tels qu’ils étaient il y a cent ans. De plus, il est apparu ces dernières années que la numérisation devait être pensée beaucoup plus étroitement avec la méga-tendance de la durabilité. Par exemple, les trajets à vide en logistique ne peuvent être réduits que si l’on dispose de très nombreuses données et que l’on se coordonne les fournisseurs. La construction circulaire dépend également des données. Si les matériaux de construction doivent être réutilisés, les maîtres d’ouvrage doivent savoir où chaque élément a été intégré afin de pouvoir boucler la boucle. Grâce à la numérisation, chaque bâtiment deviendrait ainsi une mine urbaine.

Joël Luc Cachelin

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