La cyberadministration dans le fédéralisme

Est-ce une contribution ou un frein à l’innovation? Le rôle du fédéralisme dans la numérisation de l’administration publique est un sujet de discussion. Les experts identifient les opportunités et les risques.

De Eveline Rutz · 2 juin 2023

Un échange intensif et un haut niveau de standardisation seront payants Dirk Lindemann, directeur de l’OFIT

Pour construire, obtenir un permis de stationnement ou payer ses impôts, on contacte de plus en plus les autorités par voie numérique. Beaucoup de choses peuvent maintenant être faites confortablement sur un smartphone ou un PC; se présenter à un guichet est de plus en plus rare. «Nous avons de très bons services dans certains domaines», déclare Dirk Lindemann, directeur de l’Office fédéral de l’informatique et de la télécommunication (OFIT). il en veut pour exemple la possibilité de calculer la TVA en ligne. «Le processus est efficace et convivial». D. Lindemann n’en identifie pas moins un potentiel d’amélioration dans la cohérence: de nombreux services ne peuvent pas encore être utilisés dans toute la Suisse. D. Lindemann voit principalement des avantages dans le fédéralisme. Grâce au concours, les cantons ont développé des idées différentes et ont pu apprendre les uns des autres. Les bonnes solutions – comme eDéménagementCH – se sont imposées. «Un certain dynamisme se crée», explique le chef de l’OFIT. Dans l’ensemble, la Suisse n’a pas à craindre la comparaison internationale. «D’autres pays, également organisés au niveau central, en sont à peu près au même point».

À l’avenir, les services officiels devraient être disponibles dans toute la Suisse, quels que soient le lieu, l’heure et le dispositif – et quel que soit le niveau fédéral avec lequel on traite. (Illustration: Patric Sandri)
Le fédéralisme rend plus difficile le progrès numérique – il s’avère être un frein au progrès. Nicolas Zahn, Expert en confiance numérique chez SDI

La concurrence dans les projets numériques rend plus difficiles les services à l’échelle de la Suisse

Nicolas Zahn, expert en confiance numérique chez Swiss Digital Initiative (SDI), est critique. La liste des offres réussies de cyberadministration reste relativement limitée. L’organisation étatique en est une des raisons: «Le fédéralisme rend plus difficile le progrès numérique – il s’avère être un frein au progrès». L’argument de la concurrence constructive ne s’applique pas à la numérisation. «Après des expériences négatives, les cantons sont plutôt sur la défensive». Ils pourraient gagner peu, perdre de l’argent des contribuables ou s’attirer les critiques à la une des journaux. Pour parvenir à des services électroniques intégraux, il ne serait pas bon d’avoir 26 situations différentes les unes des autres, ce qui empêcherait l’interopérabilité. «Il n’est pas toujours nécessaire de réinventer la roue», déclare N. Zahn. Le fait que plusieurs cantons développent des solutions informatiques pour un même problème est inefficace et coûteux. Au lieu de cela, des normes minimales ainsi qu’une bonne mise en réseau et une vraie coopération sont nécessaires.

La Suisse numérique doit fonctionner comme une horloge – de manière précise, utile et transparente aux trois niveaux de gouvernement. Peppino Giarritta, «M. Cyberadministration», travaille à la Chambre des cantons de Berne pour que cet exploit réussisse. (Image Diana Ulrich, Œuvre Andreas Vetterli/Wapico/OAE)

La proximité comme opportunité: impulsions de la population, l’économie et la science

Pour un tel renforcement, la Confédération et les cantons ont créé en 2022 l’Administration numérique de la Suisse (ANS). L’organisation est opérationnellement et politiquement active. Elle établit un réseau entre les autorités, coordonne et fait avancer des projets clés pour réaliser les infrastructures et les services de base nécessaires de toute urgence. «Nous voulons rendre plus rapide et plus efficace la transformation numérique aux trois niveaux de l’État», déclare Peppino Giarritta, responsable fédéral et cantonal pour l’ANS. L’ANS soutient actuellement les travaux sur une identité électronique étatique notamment par la mise en place de projets pilotes. Elle promeut la gestion fédérale des données et examine les bases de l’utilisation de la technologie cloud. Les politiciens ont mis la transformation numérique de l’administration à l’ordre du jour, dit P. Giarritta, également président de l’association eCH, qui, constituée en partenariat public-privé, développe des normes dans le domaine de la cyberadministration. «On ne devrait pas voir la numérisation comme un processus venant du sommet», souligne-t-il. La proximité peut être une chance. «Des impulsions importantes viennent de la population, de la science et de l’économie -- l’implication de toutes les parties prenantes est un facteur de succès décisif».

Administration numérique de la Suisse

L’administration numérique de la Suisse (ANS) suit la tradition fédérale de coopération entre les trois niveaux de gouvernement et au sein de chacun d’eux. Les activités de numérisation de la Confédération, des cantons et des communes sont conçues et coordonnées par l’organisme de coopération. L’ANS est opérationnelle depuis le 1er janvier 2022. Le bureau, dirigé par le représentant fédéral et cantonal pour l’ANS, Peppino Giarritta, est situé dans la Maison des cantons à Berne.

Les stratégies numériques ne doivent pas rester des tigres de papier Eva-Maria Boretti, responsable du centre de compétences Administration numérique du canton de Thurgovie

Les cantons mettent en œuvre leurs propres idées – le chemin le plus court est alors le meilleur

L’ANS intensifie les échanges, déclare Eva-Maria Boretti, responsable du centre de compétences pour l’administration numérique du canton de Thurgovie et membre du comité de gestion opérationnelle de l’ANS. «C’est une étape pour aller de l’avant». Le système fédéral permet aux cantons de jouer un rôle important. «Ils peuvent définir leurs propres priorités et essayer de nouvelles voies». Des structures claires et des processus décisionnels courts les faciliteraient. Les impulsions positives seraient suivies rapidement. Cependant, il faudra du temps pour qu’un développement s’impose dans toute la Suisse. «Alors la qualité sera au rendez-vous».

 

Le fédéralisme conduit à des résultats convaincants lorsqu’il y a concurrence dans certaines normes Docteur Christian Geiger, CDO Ville de Saint-Gall

C’est maintenant la tâche de l’ANS de regrouper et de contrôler ce processus. Christian Geiger, Chief Digital Officer de la ville de Saint-Gall, cite les mêmes opportunités à propos de la forme fédérale de gouvernement. «On arrive à des résultats convaincants lorsque s’exerce une concurrence dans certaines normes». L’utilisation de normes est payante. «Cela évite d’avoir à créer des interfaces propriétaires». Selon le sujet, les responsables de la ville de Saint-Gall échangent des idées avec d’autres parties prenantes – par exemple au sein de commissions cantonales, de l’Association suisse des villes ou de groupes de travail intercommunaux. C. Geiger salue le fait que l’ANS donne maintenant à ce dialogue un caractère institutionnel. Il représente les préoccupations des villes dans la nouvelle instance et s’attend à ce que «l’ANS s’implique là où des solutions cohérentes au niveau national sont essentielles et là où il y a un besoin fondamental de coordination». En font partie des services de base tels qu’une identité électronique.

Une identité électronique donnerait un puissant coup de pouce Kathrin Kölbl, responsable Account- & Service Management et membre de la direction chez Abraxas

Après l’échec d’un premier concept en mars 2021, le gouvernement fédéral est en train de jeter les bases d’une identité électronique étatique. Le message concernant la loi fédérale sur les services d’identification électronique (BGEID en allemand) est attendu après les vacances d’été. Selon D. Lindemann, directeur de l’OFIT, l’identité numérique devrait être disponible en 2025. «Une identité électronique donnerait un puissant coup de pouce à la cyberadministration», déclare Kathrin Kölbl, membre de la direction d’Abraxas. Les États baltes et la Hollande, par exemple, ont fait cette expérience. La responsable Account & Service Management atteste que le fédéralisme a «de bons et de mauvais côtés». Il permet certes aux cantons et aux communes d’innover mais il a un effet négatif sur le rythme de la transformation dans toute la Suisse. «L’administration publique n’est pas encore numérique là où, en tant que cliente, je voudrais qu’elle le soit».

Les petites communes dépendent de la connectivité de leurs solutions informatiques. Andreas Schmid, adjoint au maire de Lenzburg AG

Andreas Schmid, adjoint au maire de Lenzburg, évoque différentes exigences. La numérisation des services administratifs et l’adaptation des processus nécessitent un savoir-faire et des ressources financières. «Les petites communes se heurtent à des limites». Il est d’autant plus important de travailler ensemble «d’égal à égal» entre les trois niveaux de gouvernement. Les projets informatiques doivent se concentrer sur les utilisatrices et utilisateurs. Ceux-ci attendaient des services simples et cohérents. Savoir quels bureaux sont impliqués en arrière-plan, cela les intéresse moins. Les normes sont essentielles, surtout dans un système fédéral, selon A. Schmid. «Nous misons sur la connectivité de nos solutions informatiques».

Défi: penser du point de vue du client et adapter les processus

Le principe du «digital first» s’applique en Suisse depuis 2020. La confédération, les cantons et les communes sont invités à proposer autant que possible des informations et des prestations en ligne. Vous trouverez des orientations dans la «Stratégie numérique Suisse 2020-2023», qui fixe chaque année deux ou trois priorités. Cette année les thèmes sont les suivants: «Loi favorable à la numérisation», «Numérisation dans le secteur de la santé» et «Souveraineté numérique». Des objectifs stratégiques pour les années 2024 à 2027 sont en cours d’élaboration. Comme l’a récemment signalé le portail de l’industrie inside-it.ch, les administrations devraient à l’avenir suivre en interne le principe «numérique uniquement». Les processus commerciaux doivent également être exécutés de manière entièrement numérique.

La population doit pouvoir imaginer ce que signifie la numérisation, estime Eva-Maria Boretti. «Les stratégies numériques ne doivent pas rester des tigres de papier». Le secteur public est mis au défi de repenser et de s’engager dans les processus d’apprentissage. Les administrations devraient adapter partiellement leurs processus. «Le client est au centre de nos préoccupations. On ne doit pas se contenter de numériser ce qui existe déjà». De tels changements ont déclenché une résistance, explique l’expert en numérisation Nicolas Zahn. «On a du mal à penser les choses différemment». Souvent les autorités ne deviennent actives qu’en cas de crise. Pendant la pandémie, il est devenu possible de demander une autorisation de chômage partiel en ligne. Pendant la crise énergétique, un tableau de bord avec des informations pertinentes et à jour a été créé. «Malheureusement, très vite nous n’avons plus été sous pression».

L’engagement ne manque pas, répond Dirk Lindemann. Le certificat Covid est un «exemple positif de la manière dont les services décentralisés peuvent être connectés à travers la Suisse». Le gouvernement fédéral investit beaucoup de travail et d’argent dans la transformation numérique. Il assume un leadership de plus en plus actif et dote les cantons et les communes d’importantes infrastructures. Le besoin de la population d’utiliser les services en ligne continuera d’augmenter et entraînera des coûts en conséquence, estime D. Lindemann. «Un échange intensif et un haut niveau de standardisation seront payants».

Eveline Rutz

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