Les tours de l’église abbatiale se dressent majestueusement dans le ciel bleu acier d’Einsiedeln. Depuis plus de mille ans, l’abbaye domine le paysage avec ses murs imposants. L’abbé Urban nous reçoit à la porte de l’abbaye avec un sourire éclatant, vêtu d’une soutane noire avec une croix dorée voyante mais simple sur la poitrine, l’insigne du Père-Abbé d’Einsiedeln. Il nous conduit à l’intérieur de l’abbaye. Et là déjà, la première surprise (numérique): Les portes ne s’ouvrent pas avec une clé mais avec un badge électronique. «Les seules portes qui ne s’ouvrent pas encore électroniquement, mais de manière classique au moyen d’une clé, sont les portes menant aux cellules des moines», nous explique l’abbé Urban en ajoutant avec un grand sourire: «Depuis la rénovation de l’église abbatiale, je peux commander l’éclairage par le biais d’une application sur mon smartphone. Nous avons également un frère à l’abbaye qui s’occupe de la mise en réseau et de l’informatique. Parfois, nous l’appelons frère Citrix pour plaisanter.»
Une approche consciente du monde numérique
L’abbé Urban a consciemment fait face à la numérisation et l’a acceptée; cela ne sert à rien de nier cette réalité. Il exige cependant une réflexion au sujet du monde numérique: «Quelle est la vitesse que je souhaite atteindre, quelle est celle que je dois atteindre et puis-je me retirer délibérément de temps en temps?» De manière générale, l’abbé voit l’augmentation de la vitesse qu’apporte la numérisation comme quelque chose de positif. Il pense toutefois qu’il faut une très grande discipline pour ne pas se laisser entraîner dans le tourbillon de la vitesse du monde numérique d’aujourd’hui. Car selon lui, les gens veulent être servis de plus en plus rapidement. Le courrier électronique en constitue l’exemple le plus frappant. Tandis qu'il fallait environ une semaine à la poste entre la remise du courrier, la rédaction d’une réponse et l’envoi de cette dernière, cela prend quelques heures de nos jours. L’attente est alors grande pour que toute correspondance reçoive une réponse dans l’heure qui suit. Toutefois, cela n’empêche pas l’abbé d’utiliser le courrier électronique: «Même en tant qu’abbé, on ne peut pas échapper au courrier électronique de nos jours.» Sa recette: prendre délibérément le temps, pour profiter du monde numérique. Toujours dans le but d’agir et de ne pas seulement réagir, afin que la numérisation permette d’obtenir l’effet désiré: à savoir une simplification et une augmentation de l’efficience et de l’efficacité.
La valeur ajoutée utile de la numérisation
Il tire profit au quotidien de l’augmentation de l’efficacité de la numérisation: Lors de ses travaux de recherche pour les sermons, dans la direction et l’administration des entreprises de l’abbaye et même lorsqu’il lui arrive de s’adonner à sa passion des manuscrits médiévaux. Dans ce cas, le Père-Abbé préfère souvent utiliser une application sur sa tablette, dans laquelle les manuscrits médiévaux sont enregistrés numériquement. Cela lui évite de se rendre à la bibliothèque de l’abbaye dans laquelle se trouve le manuscrit original. Il avoue avec un clin d’œil: «C’est bien pratique de pouvoir regarder les manuscrits quand je peux et où je veux et de ne pas avoir à courir à la bibliothèque à chaque fois.» Même si l’abbé est présent sur Twitter et sur d’autres réseaux sociaux: «Malgré les applications géniales, rien ne vaut le contact direct. Cela est valable aussi bien pour les manuscrits dans la bibliothèque de l’abbaye que pour le contact avec les gens.» Dans les salles aux plafonds élevés de la bibliothèque avec les somptueuses décorations baroques, on devient respectueux et même humble. Les magnifiques manuscrits écrits à la main et richement décorés sont alignés dans des étagères faisant la hauteur de la salle. Un savoir accumulé et entretenu par les moines d’Einsiedeln durant des siècles.
Un ralentissement délibéré
La vie monastique structurée aide également l’abbé Urban à ne pas tomber dans le piège du toujours plus vite. Outre les prières et le travail bénédictin-e-s («ora et labora»), les repas pris en commun à l’abbaye revêtent une grande importance. Non seulement parce que l’absorption de nourriture est vitale, mais également parce que le silence règne systématiquement pendant le repas pris en commun. Durant ce moment d’attention, les moines s’offrent le luxe de la lecture. Un frère fait la lecture d’un livre. «Ce moment où l'on prend du recul dans le silence, où l'on écoute consciemment et où l'on se consacre attentivement au repas et à la lecture du frère a un effet de ralentissement considérable. Cela m’extirpe à chaque fois du tourbillon du quotidien et me donne la force pour le reste de la journée. Je ne peux que recommander à tout le monde de telles césures dans le déroulement de la journée.»
Assistance numérique dans le quotidien de l’abbaye
Toutefois, en plus de sa fonction d’abbé-évêque, l’abbé Urban est aussi le patron d’une entreprise. En effet, l’abbaye d’Einsiedeln comprend également une école et un établissement de formation, des exploitations agricoles avec une pépinière et des étables avec un total de 240 collaborateurs. La propriété de l’abbaye s’étend sur cinq cantons et sur deux pays. Malgré ses nombreuses tâches, l’abbé ne se considère pas comme un président du conseil d’administration ou CEO de «l’entreprise abbaye Einsiedeln», mais préfère se décrire par l'origine du terme abbé (du bas latin«abbas»: père) en tant que conducteur, en tant que «spiritus rector». Ce qui lui importe principalement, malgré tous les biens matériels qu’il préside, ce sont encore et toujours les humains. Qu’il s‘agisse des collaborateurs dans l’abbaye, des professeurs à l’école monastique, des frères à Einsiedeln, des religieuses à l’abbaye de Fahr ou des pèlerins à Einsiedeln qui attendent de lui qu’il les guide d’une manière ou d'une autre et qu’il leur donne des directives. Afin qu’il puisse se concentrer sur ces tâches, l’abbé Urban profite des solutions numériques qui existent aujourd’hui et des technologies les plus récentes. Typiquement, cela va de l’école, dans laquelle tout est connecté au réseau sans fil, en passant par le système de réservation électronique pour les groupes de pèlerinage et les services religieux, la commande d’éclairage et de sonorisation dans l’église abbatiale au moyen d’une application sur tablette et smartphone, jusqu’au logiciel d’administration utilisé pour l’exploitation de l’abbaye. «Ce qui est important, c’est la prise de conscience que la numérisation ne fait que nous assister et ne doit jamais devenir une fin en soi», nous explique l’abbé Urban. «Le fait que les murs millénaires de notre abbaye soient très épais et que dans de nombreux endroits la réception du réseau soit mauvaise ou même impossible est parfois une bénédiction au sens propre du terme. Cela nous oblige sans cesse à rechercher le contact analogique direct et à ne pas miser exclusivement sur l’échange numérique.»
Entre précurseur et «dinosaure»
L’abbé Urban se définit lui-même comme un proche de la numérisation, comme un «immigré numérique». Lorsqu’ils sort de l’abbaye, on le voit souvent avec la tablette, relié au vaste monde numérique avec un hotspot par le biais de son smartphone. Dès lors, les situations dans lesquelles il est confronté à sa propre socialisation numérique, deviennent intéressantes pour l’abbé Urban. Par exemple, lorsque différentes générations se rencontrent dans la conférence des évêques et par conséquent aussi différents degrés de numérisation. À commencer par les protocoles imprimés, jusqu’au traitement de documents et de demandes par le biais de la tablette dans le cloud, tous les degrés de numérisation sont représentés à ces réunions. L’abbé Urban est ici le plus jeune et «le plus numérique» des participants à la conférence. La situation est différente lorsque l’abbé entre une fois de plus dans la salle de classe. Il devient alors le «dinosaure» numérique: «Voir avec quelle agilité les jeunes se déplacent dans le monde numérique peut donner le vertige.» Mais ce qui est important c’est que ces «natifs numériques» apprennent également à avoir une approche saine et consciente du monde numérique.
L’option la plus importante: se déconnecter
Pour l’avenir, l’abbé Urban souhaite que l’être humain puisse suivre le rythme de la numérisation et qu’il réussisse à utiliser la numérisation en tant que moyen d’aide rationnel et non comme une fin en soi. Pour ce faire, il est d’une importance capitale que chacun garde toujours bien à l’esprit en tant qu’option principale la déconnexion, le débrayage du monde numérique, et la mette en pratique de temps en temps. «La déconnexion consciente – non seulement des appareils numériques, mais également de la routine quotidienne – et le fait de se confronter à nouveau personnellement, physiquement et de façon analogique à son vis-à-vis et à l’environnement relèvent d’une importance capitale pour ne pas perdre le contact avec ce qu’il y a de plus important: son vis-à-vis, l’être humain.» Malgré cela (ou précisément à cause de cela), l’abbé Urban est persuadé que la numérisation continuera à se propager et restera une composante fondamentale de notre vie et de notre société. Pour l’abbaye d’Einsiedeln cela se manifeste aujourd’hui déjà à petite échelle: Ainsi, les visiteurs peuvent effectuer une visite guidée numérique sur le «monks trail». L’église abbatiale optimise les horaires d’ouverture sur la base des évaluations de données concernant les plus grosses affluences de visiteurs. Même dans la salle de classe la numérisation présente de nombreuses possibilités. À commencer par la transmission du savoir, en passant par les travaux de recherche, jusqu’au traitement, à la présentation et au stockage du savoir.
La clé du succès avec la numérisation
Pour l’abbé Urban, la clé d’une approche couronnée de succès de la numérisation réside avant tout dans une approche consciente de l’analogique. Ce qui peut sembler paradoxal à première vue devient cohérent en y regardant de plus près: La numérisation n’est et ne doit être qu’un outil et elle ne doit jamais être une fin en soi. La facilitation et l’amélioration qu’apporte incontestablement la numérisation doivent être délibérément utilisées pour pouvoir se concentrer de manière ciblée sur l’essentiel. Il s’agit là de la tâche la plus difficile, justement du fait de la profusion de possibilités qu’apporte précisément la numérisation. Enfin, il faut se tourner vers son vis-à-vis de manière consciente et attentionnée, et ce dans l’instant. Car l'échange direct, non filtré et analogique reste la meilleure option. C’est l’échange, tel que l’a pratiqué et optimisé l’être humain depuis des millénaires.