Cela semble relativement simple: le projet «Justitia 4.0» lancé au printemps dernier vise à faire disparaître le papier des bureaux du personnel impliqué dans les procédures judiciaires civiles, pénales et administratives.
Mais derrière ce changement de paradigme se cache un gros projet informatique de huit ans ayant pour objectif l'échange de données électroniques en Suisse à tous les niveaux et instances fédérales. En effet, il est prévu qu'après 2026, toutes les tâches relevant des autorités judiciaires se déroulent par voie électronique – du début d'une procédure jusqu'à l'archivage des actes. Ce faisant, le dossier judiciaire électronique (eDossier) sera généralement établi comme déterminant et juridiquement valable.
Plus de papier ni d’imprimantes mobiles
Cela concerne notamment la police, dont le traitement des dossiers se fait encore principalement sur support papier dans de nombreux cantons. «Pour que les agents de police puissent remplir leur obligation légale de documentation, ils disposent d'un dossier fédéral rempli de procès-verbaux et de formulaires ou d'imprimantes mobiles pour imprimer les formulaires requis», explique Michael Rudolf. Selon le chef de service du centre de situation cantonal de la police de Zoug, le changement dans son canton est imminent: «Cette année, la police de Zoug va instaurer un nouveau système de traitement des dossiers qui permettra de se passer complètement du papier, jetant ainsi les bases du eDossier du côté de la police.»
Dans le cadre de la coopération avec «Justitia 4.0», la police de Zoug utilise ce système pour permettre «une gestion entièrement électronique des dossiers, depuis les agents de police jusqu'aux archives et, plus loin, via des interfaces avec les systèmes de traitement des dossiers judiciaires», explique Rudolf. L’assise de ce système, ajoute-t-il, «est une technique permettant de créer électroniquement les procès-verbaux et les auditions prescrits par la procédure pénale et de les faire signer électroniquement de manière à ce qu'ils puissent être évalués du point de vue légal. Sans devoir pour autant faire l'impasse sur la signature manuelle éprouvée et bien connue, contrairement aux signatures électroniques.» Pour cela, on a recours à une signature électronique avancée qui contient les données électroniques cryptées de la signature manuelle.
Intégrité et authenticité
Les conséquences, selon Rudolf, sont les suivantes: L’apparence reste la même par rapport aux documents papier actuels, ce qui permettra de continuer à les reconnaître. En outre, les signatures sont identifiées de la même manière qu’une signature manuscrite sur papier. «La différence notoire par rapport au système actuel est que l'original des dossiers créés est un fichier PDF/A. Seules les personnes en possession de ce fichier peuvent réellement prouver l'intégrité et l'authenticité du document», souligne Rudolf.
Cependant, l'introduction du eDossier pose encore un dilemme, notamment dans le domaine des signatures numériques. Pour la protection de l'intégrité et de l'authenticité des documents électroniques, il suffit d'utiliser un horodatage et/ou des signatures électroniques avancées comme le prévoit la SCSE (loi fédérale sur la signature électronique), explique Rudolf. Mais lorsque des documents doivent être signés électroniquement de manière juridiquement valable, on dépend de la signature électronique qualifiée avec horodatage. Seule cette dernière «remplace la signature manuscrite sur papier et permet, dans le même temps, de protéger l'authenticité et l'intégrité du document électronique». Pour cela, l'intéressé doit se présenter en personne chez un prestataire privé agréé et se soumettre à une procédure d'identification et de délivrance.
Point d’achoppement: la signature manuscrite
Compte tenu de la protection des données, du secret professionnel et de la nature très mobile du travail de la police, ce procédé n’est pas envisageable. Même si la police avait la possibilité de faire produire ces certificats «sur demande» et à tout moment par un prestataire privé, cette approche est également vouée à l’échec, précisément parce que les données des clients de la police sont transmises à un prestataire privé. Ce dernier doit disposer des données nécessaires à la délivrance d'un certificat en texte clair, ce qui, dans ce cas également, violerait le secret professionnel.
Rudolf est convaincu que la signature électronique avancée spécifiée dans la SCSE est le seul moyen de rendre possible une gestion des dossiers entièrement électronique de manière conforme à la loi. Seule cette forme de signature électronique peut remplacer de manière adéquate et réalisable la signature manuscrite sur papier, tout en conservant la même valeur légale que son homologue sur papier. Actuellement, il n'existe pas de légitimation juridique formulée pour cette procédure. La police de Zoug se réfère donc à un avis juridique de l'Université de Saint-Gall de 2016.
«Justitia 4.0» et ses acteurs
Cependant, il ne faut pas oublier que le processus de transformation initié avec «Justitia 4.0» s’étale sur une durée de huit ans et prévoit également des changements dans la loi. Tous les acteurs importants, y compris la police, sont impliqués dans cette transformation numérique: les tribunaux fédéraux et cantonaux, le Ministère public de la Confédération et les parquets, l'Office fédéral de la justice et les autorités d’exécution des peines. De plus, la restructuration prévue est également soutenue par les juges et les avocats suisses.
La mise en œuvre est principalement confiée aux tribunaux suisses et à leurs représentants de la Conférence de la justice et de la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police (CCDJP). L'Office fédéral de la justice, également impliqué, est responsable du travail législatif nécessaire au niveau fédéral. Dans ce cadre, un processus de consultation pour la loi «eJustice» devrait être lancé au cours du deuxième trimestre 2020. La CCDJP s’est notamment vue confier deux programmes consacrés à l'harmonisation de l’informatique dans la justice pénale (HIJP) et à l'harmonisation de l’informatique policière suisse (HiP). Développée dans le cadre du programme HiP, la solution secEmail, qui permet un échange sécurisé d’emails entre les autorités policières, est déjà opérationnelle. De plus, concernant l’introduction du portail de justice Justitia. Swiss, le tribunal pénal du canton de Bâle-Ville peut déjà consulter les dossiers en ligne. À cet égard, des documents ouverts aux parties peuvent être consultés par les personnes habilitées.
Un changement de paradigme à plusieurs niveaux
Il est évident que la refonte visée avec «Justitia 4.0» rencontre encore quelques difficultés. En effet, le changement de paradigme qui va de pair avec celle-ci ne concerne pas seulement la suppression du papier dans les tribunaux et les cabinets d'avocats, mais plutôt la culture de travail qui a régné jusqu’ici dans le système judiciaire.
Bref portrait de HIJP: Harmonisation dans le système fédéral
L'un des deux principaux acteurs du projet «Justitia 4.0» est la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police (CCDJP). En tant que responsable politique des pouvoirs législatif et exécutif, elle supervise l'harmonisation de l’informatique à travers différents programmes. L’un d’entre eux est l’harmonisation de l’informatique dans la justice pénale (HIJP). Avec la participation de tous les acteurs, celui-ci promeut l’harmonisation coordonnée de solutions nouvelles et existantes dans la justice pénale, qui tiennent compte du contexte fédéral de la Suisse. En outre, le programme HIJP s’est vu confier la mise en œuvre de la transformation requise pour permettre le passage au numérique par la justice pénale. Enfin, des normes doivent être définies et des innovations introduites pour «Justitia 4.0». Pour cela, le programme HIJP coopère, entre autres, avec le programme HiP.
Bref portrait de HiP: Échange entre autorités sans rupture de médias
Également initié par la CCDJP, le programme HiP (Harmonisation de l’informatique policière suisse) est consacré, entre autres, à la coopération informatique entre les corps de police à l'échelle nationale. Les solutions présentées par l'homologue du HIJP ont déjà fait leurs preuves. Par exemple le système secEmail, qui permet de sécuriser la transmission du courrier électronique. En outre, les normes eCH-0051 et eCH-0090 (Sedex) déjà définies dans le programme HiP pour les forces de police ont été développées pour les besoins de la police judiciaire. Cela permet un échange de données entre les autorités pénales et les autorités d’exécution des peines de manière continue et sans rupture de médias entre les autorités concernées et les registres. De plus, les programmes HiP et HIJP ont développé un service SanityCheck afin d’assurer l'interopérabilité entre les autorités et les organisations, également utilisé dans le cadre du projet «Justitia 4.0».